Daniel Chave, chercheur au CNRS en sociologie, est mort après une longue maladie, à l’âge de 65 ans. Daniel, je n’ai pu participer hier à tes obsèques. Geneviève, ma belle-mère, une « femme de bien » elle aussi, était enterrée, à quelques centaines de kilomètres de Nanterre. Elle allait fêter ses 90 ans.
Daniel, par cette chronique, je veux te rendre hommage, en rappelant ou en faisant connaître à toutes et à tous, à ta femme et à tes deux filles en particulier, ce que furent tes belles années d’apprenti sociologue à Lille. Tu étais déjà l’homme des calembours, des contrepèteries, d’un humour constant et parfois grinçant. Tu as un jour inventé le slogan : « la soude aux soudeurs« , inspiré de la « mine aux mineurs ». Les temps étaient à la révolution ; tu militais pour elle mais, presque toujours, avec doute et humour. La soudure, tu connaissais : « je suis peut-être le seul chercheur CNRS en sociologie qui ait aussi un CAP de soudure » !
Te souviens-tu, Daniel, de notre article, écrit à la fin des années 70, après plusieurs enquêtes sur l’autonomie ouvrière dans les industries de série et sur les expériences de réorganisation du travail ? Nous osions contester les normes de l’écriture académique (tutoiement dans une lettre à un ouvrier), imiter les constructions de phrase de Pierre Bourdieu. Comme des gamins, nous étions amusés par notre titre bourdieusien : « mobilité dans la production et production de la mobilité« . Tu étais passionné par la science-fiction, mais il fallait insister pour que tu nous racontes les romans que tu écrivais, en parallèle à tes recherches sociologiques. Logique donc que ce clin d’oeil en sous-titre de l’article : « les mutants dans l’usine« . Un « niet » des Actes de la recherche en sciences sociales et de la Revue française de sociologie. Mais grande fut ta fierté d’être alors publié par Les Temps modernes, revue fondée par Jean-Paul Sartre (référence de l’article : février 1981, n°415, pages 1352 à 1387).
1964-1966, Daniel, apprenti sociologue à la faculté des Lettres de l’université de Lille, rue Auguste Angelier. La licence de sociologie existait depuis 1958. Après propédeutique, nous fûmes, en 1964, 12 à nous inscrire dans ce diplôme dont nous savions qu’il ne menait pas au métier d’enseignant du secondaire. Qu’allions-nous faire après la licence ? Ce n’était pas notre problème. Nous voulions apprendre de nos professeurs pourquoi et comment changer le monde. Pierre Bourdieu nous arrivait de Paris ; dans ses cours, il nous traduisait, en « live », Max Weber. Nous étions « bluffés ». Bourdieu, Les Héritiers. Daniel n’était pas, à proprement parler, un « héritier ». Fils de pasteur, il nous impressionnait par sa grande culture, son amour des livres. Il n’était pourtant pas un « intello ». Jamais au cours de sa vie, Daniel n’a fait le « pédant ». Un homme réservé, voire timide et manquant quelquefois de confiance en lui. Un professionnel consciencieux, qui n’a publié que quand il avait quelque chose à dire, qui n’a jamais souhaité faire carrière ou devenir « chef ». Un exemple à suivre !
Il arrivait que nos professeurs parisiens ratent le train ou aient des choses plus importantes à faire que de venir nous former à Lille. Nous ne détestions pas cela ! Nous allions « travailler’ dans la petite bibliothèque du 5ème étage ou à la BU. Nous pratiquions évidemment tous les cafés du coin. Daniel était le « champion toutes catégories » du flipper. Sa capacité de descente de bières était fort honorable. Nous testions nos premières capacités de militants, au resto U de la rue de Valmy. Nous fréquentions les AG quand il y en avait et il y en avait souvent. C’était le temps de la lutte contre la réforme Fouchet. Daniel n’intervenait pas en AG mais il commentait : il trouvait immanquablement les points faibles de l’argumentation des professionnels de l’UNEF.
Juillet 1965. Nous ne rations aucune occasion de nous former. Pierre Bourdieu nous a accueillis une semaine en stage dans son labo de la rue Monsieur le Prince. Cinq étudiants provinciaux débarquaient à Paris, prenaient le métro, logeaient à la Maison du Maroc à la Cité internationale, assistaient à des séminaires dispensés par des chercheurs qu’ils avaient lus mais qu’ils découvraient en chair et en os, calculaient les pourcentages dans des tableaux à deux variables. Etait-ce sur la pratique de la photographie, « Un Art moyen« , ou sur la fréquentation des musées, « L’Amour de l’Art » ? Nous avions terminé la deuxième année d’études et nous avions la chance de pouvoir nous former, par la pratique, au métier de sociologue. Autres temps, autres modalités d’études. « After » était heureux. « After » ? Je repense à un des sobriquets dont nous qualifiions gentiment Daniel. « After » parce que « After Chave« .
Juillet 1966. Nous venions d’obtenir notre licence. Il était temps de penser à la révolution. Mais pas à n’importe laquelle. Nous voulions un socialisme démocratique, « La mine aux mineurs », « La soude aux soudeurs ». Direction « la Yougoslavie« . Neuf étudiants (5 garçons et 4 filles ; sociologues, philosophes et psychologues ; communistes ou chrétiens de gauche) prenaient, en Estafette Renault, la route pour aller observer, de visu, l’autogestion. Nous avions lu et aimé le livre d’Albert Meister, « Socialisme et autogestion : l’expérience yougoslave » (Seuil, 1964). Nous n’avons rien vu de l’autogestion mais nous avons immédiatement ressenti que la Yougoslavie n’était pas un pays traditionnel ; les contrastes et les inégalités étaient immenses entre les républiques de Slovénie et de Croatie et celles de Bosnie-Herzégovine, de Macédoine ou du Monténégro. Daniel, tu avais juste vingt ans. Il n’y avait pas meilleur que toi pour inventer de nouvelles paroles sur les chansons de l’air du temps. Tu portais une petite calotte blanche sur la tête. Pourquoi diantre ? Tu es « tombé » amoureux, d’autres d’entre nous aussi. Mais toutes nos copines ont gardé leur virginité au cours de ce voyage ! Une tente pour les filles, deux tentes pour les garçons et, entre elles, une ligne de démarcation imaginaire mais infranchissable au milieu des années 60. Il t’arrivait aussi de dormir sur le matelas de mousse qui occupait le siège arrière de l’Estafette. Ce voyage initiatique, nous l’avons évoqué des centaines de fois au cours de notre vie (ci-contre « les 9 « Yougoslaves fêtent leurs 50 ans). Nous avions vingt ans.
Et 1968 vint. Je n’ai pas de souvenir de toi durant les mois de mai et juin. Je terminais mon doctorat et je venais de me marier. Par contre, je me souviens d’un dimanche matin au printemps 1969, vraisemblablement. Tu arrives chez nous, mal à l’aise. « Daniel, parle ! ». « J’ai un service à te demander. Je voudrais que tu fasses un faux témoignage pour un ami ». Je découvre alors que Daniel s’est « établi » en usine, à la demande de ses amis politiques, les « maoïstes ». Mon ami Daniel est devenu « mao ». Il fait l’ouvrier dans une grande entreprise métallurgique de la région. Il apprend la soudure et obtiendra même ce fameux CAP. Au cours de cette période, Daniel, tu as fait ce que je n’aurais jamais eu le courage de faire. Tu as tenté la révolution dans l’usine. Chapeau, Daniel Chave !
Le maoïsme passa et tu revins à la sociologie, à la sociologie du travail industriel et des relations professionnelles. Tu arrivas dans notre labo à Jussieu. Nous avons partagé le même bureau au 6ème étage de la Tour centrale pendant une dizaine d’années (ci-dessous, repas de fête au labo). Nous n’avions aucun scrupule de faire une pause déjeuner de deux heures : une heure d’échecs après le repas au resto U. Mais, un jour, notre jeu d’échecs a disparu de l’armoire métallique ! Peut-être, est-ce à cette époque qu’a commencé l’intensification du travail de chercheur ! Merci à toi Daniel Chave, Daniel, mon ami. Ta vie, ta mort nous enseignent le doute, la modestie entraînée par le doute, des qualités qui se perdent. Et aussi le courage d’affronter la mort : tu savais que tu étais atteint d’une maladie incurable.
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