Faut-il prendre en compte l’insertion professionnelle des diplômés de l’université pour fixer les capacités d’accueil en 1ère année de licence ? Une première réponse à cette question a mis le feu au poudre avant qu’une seconde réponse soit produite par la commission mixte paritaire Assemblée-Sénat, juste avant le vote de la loi Orientation et Réussite des Étudiants, le 15 février 2018
- nuit du 8 au 9 février 2018. Au cours de l’examen du projet de loi ORE, les Sénateurs ont voté l’amendement Grosperrin. « Les capacités d’accueil des formations du premier cycle de l’enseignement supérieur des établissements relevant des ministres chargés de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur sont arrêtées chaque année par l’autorité académique après dialogue avec chaque établissement. La modification des capacités d’accueil prend en compte les taux de réussite et d’insertion professionnelle observés pour chacune des formations ».
- 13 février 2018. Compromis proposé par la commission mixte paritaire et qui figure dans le projet de loi définitif. « Les capacités d’accueil des formations du premier cycle de l’enseignement supérieur des établissements relevant des ministres chargés de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur sont arrêtées chaque année par l’autorité académique après dialogue avec chaque établissement. Pour déterminer ces capacités d’accueil, l’autorité académique tient compte des perspectives d’insertion professionnelle des formations, de l’évolution des projets de formation exprimés par les candidats ainsi que du projet de formation et de recherche de l’établissement ».
Avant de citer les arguments utilisés par les pourfendeurs de l’amendement Grosperrin (motion du CNESER et courriel du sénateur des Hauts-de-Seine, Pierre Ouzoulias), il n’est pas inutile de rappeler que la mission 3 du service public de l’enseignement supérieur, mission qui figure dans la loi LRU de 2007 et qui a été reprise dans la loi ESR de 2013, est l’orientation et l’insertion professionnelle.
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Les arguments avancés par la motion du CNESER et par Pierre Ouzoulias sont pour moi surprenants, péremptoires, sans preuves fournies aux lecteurs et politiquement très dangereux.
Les membres du CNESER et le sénateur me semblent par deux fois jeter le bébé avec l’eau du bain :
- en s’opposant à un numerus clausus fondé sur les débouchés professionnels, ils font passer la mission de l’insertion professionnelle des étudiants au second plan, voire aux oubliettes ;
- en critiquant sans vergogne l’utilité d’une planification et d’exercices de prospective, ils sont en train de tuer la statistique publique, publiée en toute transparence et indispensable au débat public. Dans la prochaine chronique, je prendrai la défense des observatoires statistiques universitaires, des instituts statistiques nationaux, et des exercices PQM (prospective des métiers et des qualifications). Le quatrième exercice PQM sera d’ailleurs lancé en 2018.
13 février 2018, motion votée par la Commission permanente du CNESER, sur proposition de Qualité de la Science Française.
- Aucune politique de planification des études liée aux débouchés professionnels n’a jamais donné les résultats escomptés. Les spécialistes ont sans cesse rappelé qu’il n’était pas possible de prévoir la politique des emplois à trois ou quatre ans. Les indicateurs du recrutement et de l’évolution de l’emploi dans les différentes branches professionnelles ne sauraient donc conduire à l’instauration généralisée d’un numerus clausus au niveau des établissements. Il appartient encore moins aux autorités rectorales de fixer un tel numerus clausus, en contradiction avec le principe d’autonomie des universités.
- La mission de l’université n’est pas seulement de former les étudiants selon un plan préétabli, en vue d’un métier dont ils devront sans doute changer plusieurs fois au cours de leur carrière. Elle est d’offrir à ses diplômés les connaissances et les compétences qui leur permettront de s’adapter aux ruptures scientifiques et technologiques auxquelles ils seront confrontés. Elle est enfin de transmettre des savoirs en vue de l’élaboration de connaissances nouvelles qu’aucun chercheur ne peut prévoir à l’avance et qu’aucune politique publique ne peut planifier.
Courriel de Pierre Ouzoulias, sénateur, courriel qui m’a été transmis le 23 février.
- A l’occasion de la CMP du 13 février, la Ministre F. Vidal a accepté de graves reculs exigés de la droite sénatoriale pour trouver un compromis sur ce texte. C’est notamment le cas de l’amendement du rapporteur sénatorial J. Grosperrin ouvrant la porte à une définition des capacités d’accueil des universités en fonction des perspectives professionnelles : une nouvelle étape franchie dans la marchandisation de la connaissance et de l’enseignement supérieur.
- Pour répondre à l’augmentation de 40 000 étudiants par an prévue pour au moins les cinq prochaines années, ce sont de moyens conséquents, de l’ordre de dix milliards d’euros sur le quinquennat, dont l’université française a besoin.
Ce que nous enseigne l’histoire des Universités
- L’université médiévale enseigne des disciplines (Théologie, Médecine, Droit, précédées par Arts), qui préparent à l’exercice de fonctions dans la société. Il n’y a pas de numerus clausus formel, mais il y a sélection sociale à l’entrée (en dépit de l’existence de collèges pour les étudiants « pauvres »). Les étudiants paient leurs maîtres.
- Quand l’Université ne répond plus aux besoins de formation exprimés par la société, elle entre en crise et voit se lever la concurrence de nouvelles organisations professionnalisantes et sélectives (le collège de France, les Académies, les futures Grandes écoles). Les universités sont fermées au début de la période révolutionnaire.
- Jusqu’à la seconde guerre mondiale, que ce soit dans les Grandes écoles, et dans les facultés de médecine (agrégations et ordres professionnels), numerus clausus et sélection vont de pair. Ils concernent aussi les deux autres facultés : lettres et sciences consacrent une grande partie de leur énergie à la préparation des concours de recrutement de l’enseignement secondaire, les écoles normales préparant les futurs instituteurs de l’école primaire.
Depuis la seconde guerre mondiale, on assiste à une diversification des situations eu égard au numérus clausus et à la sélection
- 1er cas de figure : sélection et numerus clausus pour les classes préparatoires aux grandes écoles (l’État ouvre ou ferme des CPGE) ; sélection et numerus clausus fort variables selon les Grandes écoles (multiplication des places offertes dans les écoles de commerce et de management)
- 2ème cas de figure : sélection et numerus clausus concernent de plus en plus d’étudiants dans l’université, chaque décennie de la seconde partie du XXème siècle ayant vu se multiplier les diplômes professionnels pour accompagner la montée en qualifications intermédiaires et supérieures, et selon la prospective de la planification à la française : BTS à la fin des années 50 ; IUT au milieu des années 60 ; MST (maîtrise de sciences et techniques), MSG (maîtrise des sciences de gestion), DEUST, DEUG, licences et maîtrises AES, LEA, MASS, STAPS dans les années 70 ; DESS au milieu des années 70 ; Magistère au milieu des années 80 ; DEUG, licences, maîtrises des Instituts Universitaires Professionnels au début des années 90 ; licences professionnelles à la fin des années 90. A noter que le numerus clausus et la sélection en DEUG, licence et maîtrise AES, LEA, MASS, STAPS a été très vite contestée et abandonnée.
- 3ème cas de figure : sélection et numerus clausus dans le supérieur non universitaire, dans le paramédical, dans le travail social, dans les formations du ministère de la jeunesse et des sports…
- 4ème cas de figure : sélection mais pas forcément de numerus clausus dans les diplômes d’université
- 5ème cas de figure : ni numerus clausus, ni sélection dans les formations universitaires autres que celles définies dans le 3ème cas de figure.
- 6ème cas de figure : depuis la loi de 1984, des capacités d’accueil peuvent être définies pour certaines formations à la demande de l’établissement et sur décision du recteur.
L’explosion des effectifs universitaires s’est exercée en plusieurs vagues au cours des 60 dernières années. Qu’a-telle entraîné ?
- Elle a permis paradoxalement la multiplication des filières sélectives et celles des filières non sélectives, celles-ci accueillant une minorité des bacheliers de l’année.
- Actuellement, les filières sélectives sont des filières à numerus clausus, à nombre limité de places offertes. Ce numerus clausus n’est quelquefois que formel : nombre de candidats inférieur au nombre de places
- Avec la loi ORE, apparaît une filière sélective nouvelle (les doubles diplômes), mais avec un numerus clausus formel (nombre de places offertes non établie en fonction des évolutions prévisibles du marché du travail masi en fonction des moyens disponibles).
Remarques finales
- L’offre de formation supérieure a explosé et s’est extrêmement diversifiée en France au cours des 60 dernières année. Elle est devenue illisible et la loi ORE n’y change strictement rien.
- La France est forte pour créer de nouveaux diplômes. La France est faible pour fermer des diplômes devenus obsolètes. Tout s’est passé comme si l’université était une entreprise qui gaspille, qui dépense à fonds perdus, en maintenant dans son catalogue des produits obsolètes, et qui, chaque année, ajoute des nouveaux produits à sa gamme, sans aucun contrôle (c’est un des effets néfastes de la loi ESR de 2013 : passage de l’habilitation à l’accréditation).
Le problème de l’amendement Grosperrin est qu’il veut établir un lien entre des débouchés professionnels et le nombre de places en première année dans des licences généralistes qui n’ont pas pour fonction de déboucher directement sur un métier (et donc la comparaison avec la PACES, les prépas, les BTS ou les IUT, les places dans les écoles de commerce ou d’ingénieurs ne me paraît pas pertinente). Une licence de Lettres, d’Histoire, de Maths ou de Sociologie ne débouche pas directement sur un métier, mais donne des compétences destinées à être cultivées et approfondies ensuite en vue d’une professionnalisation. Ce sont les formations post-licence qui professionnalisent (les masters, les préparations aux différents concours, etc.).
à Éric,
Vous avez peut-être raison mais il faut mesurer les implications de ce que vous dites: cela signifie que le premier cycle du secondaire est en réalité le dernier cycle du secondaire… On ne se forme pas à un débouché mais on apprend à apprendre…
A quoi servent alors les filières pro comme LEA? les Licences pro sinon à préparer un métier?
Et apprendre à apprendre pendant trois ans (voire plus), n’est-ce pas un peu non?
La réalité est plus sinistre. Certaines formations L ne sont ni véritablement « préparatoires » comme les CPGE, ni professionnelles, ni mêmes orientées vers la recherche!
Du coup on bricole en tenant de conserver les cours avec de moins en moins d’heures, on mutualise jusqu’au ridicule, on diminue le nombre des heures. Si vous avez raison, cela conforte l’hypothèse souvent émise sur ce blog de séparer les premiers cycles des universités. Cette hypothèse de travail n’est pas ridicule mais elle promet un certain nombre de blessures narcissiques chez les universitaires qui vont se découvrir « prof de collège », (à l’anglaise of course) . Ce sera la lutte des classes pour rester dans l’étage le plus élevé.
On y va doucement mais sûrement…
j
cela signifie que le premier cycle du secondaire est en réalité le dernier cycle du secondaire???????
Non, »prof de collège » c’est de l’humour! Noir peut-être! Les « colleges » correspondent au premier cycle du supérieur.
Hélas, Jacques, votre réponse à Pierre ne me fait pas davantage comprendre ce que vous voulez dire. J’apprécie par contre la phrase « séparer les premiers cycles des universités. Cette hypothèse de travail n’est pas ridicule ». Mais est-ce aussi de l’humour noir ? Bien cordialement
Bonjour, désolé d’avoir été abscons. Le sens de mon message est celui-ci: les premiers cycles universitaires sont en train de changer de statut, sous la pression démographique, celle des politiques publiques et aussi une certaine érosion (entropie) du système.
La réforme du bac a ceci de symbolique que le « clapet » passe du côté du supérieur. Le supérieur dispose t il pour autant d’une compétence générale de sélection? Rien n’est moins sûr. L’impreparation Et l’improvisation qui prévalent pour la mise en place du dispositif montrent bien que l’enjeu est ailleurs. On peut parler de secondarisation du supérieur ce qui ne serait pas infondé au vu du remplacement des enseignants chercheurs par des enseignants contractuels au statut LRU.
Le nouveau bac c’est la licence et à part Les licences pro, les DUT et certaines formations professionnalisantes, le premier cycle licence n’est pas très professionnalisant. On apprend à apprendre pour se professionnaliser en master. C’est la raison pour laquelle je parle de collège au sens anglo-saxon.
Je regrette les conditions de ce choix non-choix: réduction des heures de cours, faible dimension professionnalisante, faible dimension recherche. Je ne suis pas opposé à la différenciation de fait des premiers cycles et d’universite Qui commenceraient avec le second à ceci près que l’operation Risque de faire à bas bruit et que bien des enseignants chercheurs risquent de subir l’operation Comme un déclassement. Et si on regarde la politique passée de « ressources humaines » il y a de quoi s’inquiéter.
Une refondation du système demande de grands moyens. Ne risque t on pas de sauver les « pépites » et de laisser le système à sa dérive? Le premier cycle universitaire se trouvant en l’occurence Le plus exposé.
J
Grand merci, Jacques : c’est devenu très clair et très argumenté. Bien cordialement
Le problème que pose la perspective de professionnalisation, tel qu’il est posé ici relève du « wishful thinking »: à l’entrée à l’université , c’est trop tôt..
Pour avoir , il y quelques années à cet exercice, j’ai d’abord considéré les cas d’étudiants ayant déjà acquis un niveau de « premier cycle ». A partir de là, et considérant les acquis, il devenait possible et pensable d’envisager avec des professionnels en entreprises ce que pourrait être une structure de formation, théorique et pratique en vue de métiers, y inscrivant aussi la vision de l’évolution au delà de bac+4 . Ce fut le cœur d’une « licence et maitrise » de Maintenance Industrielle, à l’Université de Marne la Vallée. Et quelque temps plus tard, devant le succès, en ce qui concerne le placement de diplômés et pour préparer le « bac+5 », un D.E.S.S. fut créé , après négociation avec entreprises, le Mouvement Français pour la Qualité et deux Chambres de Commerce et d’Industrie , on aboutit à la formation « Management de la Qualité » .comportant mi temps à l’université, mi temps en entreprise..
Au final, et s’adaptant aux évolutions légales L.M.D., la Qualité est devenue M1 et M2, et elle fonctionne encore, et les diplômés sont « placés » dans les entreprises où ils ont effectué leurs stages..
Ceci pour signifier que « monter » des cursus à visée professionnelle, cela ne se décrète pas mais exige un travail long avec participation effective d’universitaires et de professionnels pratiquant des métiers dont les perspectives d’évolution sont « prévisibles »