Diderot, dessine-moi une université !

Denis Diderot, Plan d’une université pour le Gouvernement de Russie (1775-1776), projet réalisé à la demande de Catherine II, impératrice (texte intégral).

Chronique en 3 temps. 1. Propositions principales du Plan. 2. Contexte historique. 3. Morceaux choisis

1. Propositions principales

Le texte de Diderot est écrit avec brio et causticité. Il ne se lasse pas de critiquer l’université de Paris et, en particulier, sa Faculté de Théologie. Ses propos sont même parfois haineux.

« Instruire une nation, c’est la civiliser ; y éteindre les connaissances, c’est la ramener à l’état primitif de barbarie…

Une université est une école dont la porte est ouverte indistinctement à tous les enfants d’une nation et où des maîtres stipendiés par l’État les initient à la connaissance élémentaire de toutes les sciences…

Le but de l’éducation publique sera le même dans tous les siècles : faire des hommes vertueux et éclairés » (Gorbatov)…

Diderot ne propose pas de révolutionner l’organisation générale des études. Structures, parcours de formation, degrés traditionnels demeurent : passage par la Faculté des Arts et poursuite éventuelle dans une des trois Facultés majeures : Jurisprudence, Médecine, Théologie.

Ce qui change profondément, ce sont les contenus d’enseignement de la Faculté des Arts. Transformer les sept art libéraux (trivium et quadrivium). Priorité aux cours associant Théorie et Pratique, Sciences fondamentales et Sciences appliquées.

Le Plan de Diderot ne verra pas le jour. Deux grands obstacles dans l’immédiat : la disette de livres classiques et le manque de maitres. « J’oserai donc exhorter Votre Majesté à employer ses académiciens et ses savants du reste de l’Europe à la composition des livres classiques, traduits en langue vulgaire ».

2. Contexte historique

16 ans séparent Diderot (1713) de Catherine II (1729-1796). Lors de son voyage en Russie en 1773, Diderot a 60 ans et Catherine II, 44.

1762. Le 6 juillet, neuf jours exactement après le coup d’état du 28 juin qui l’a mise sur le trône, Catherine II invite Denis Diderot à venir en Russie pour y publier L’encyclopédie, qui a été interdite à Paris.

1763. Louis XV, après l’expulsion des Jésuites et la fermeture de leurs Collèges d’enseignement, crée des Collèges royaux.

1773. Diderot arrive à Saint-Pétersbourg en octobre ; il y demeure cinq mois

« Catherine II traite son invité en personne « distinguée » et passe beaucoup de temps avec lui. Dans ses discussions quotidiennes avec l’impératrice, Diderot aborde les questions politiques, économiques, sociales, juridiques et artistiques. Malheureusement, il se trouve en Russie pendant la période où Catherine est le moins disposée à accepter ses idéaux démocratiques, puisqu’elle est préoccupée par la révolte paysanne de Pougatchev et par la guerre contre la Turquie.

… Il est également probable que, vers le début de décembre 1773, Diderot se rendit finalement compte qu’il était incapable d’influencer l’impératrice d’une manière significative et que leurs discussions n’avaient produit aucun changement sérieux dans la politique de son gouvernement ».

Pendant son séjour en Russie, Diderot est nommé membre étranger de l’Académie des sciences de Russie (créée en 1724).

1774. Au printemps, il rentre à Paris.

1775. Catherine II commande le 10 mars à Messieurs les philosophes, c’est-à dire à Grimm (1723-1807) à qui est adressée la lettre et à Diderot, un plan d’études pour les jeunes gens, depuis l’abc jusqu’à l’université inclusivement.

Diderot se met au travail. Grimm rédige pour sa part un Essai sur les études en Russie

Le 6 décembre, Diderot écrit à Catherine II : j’ai remis il y a quatre ou cinq mois à Mr. Grimm le plan d’une université ou d’une école d’enseignement public des sciences et arts libéraux… Sa lettre apporte quelques conseils supplémentaires.

1791, Grimm fait un bref retour à Paris pour récupérer ses biens avant que ceux-ci ne soient confisqués par la Révolution dont il n’embrasse pas les principes. Il s’installe à Hambourg, où il est ministre pour Catherine II.

Sources en ligne

3. Morceaux choisis de l’ouvrage de Diderot : Plan pour une université de Russie (1775-1776)

Cliquer ici ou lire ci-dessous

DE L’INSTRUCTION (p. 429)

Instruire une nation, c’est la civiliser ; y éteindre les connaissances, c’est la ramener à l’état primitif de barbarie. La Grèce fut barbare ; elle s’instruisit et devint florissante. Qu’est-elle aujourd’hui ? Ignorante et barbare. L’Italie fut barbare ; elle s’instruisit et devint florissante : lorsque les arts et les sciences s’en éloignèrent, que devint-elle ? Barbare. Tel fut aussi le sort de l’Afrique et de l’Égypte, et telle sera la destinée des empires dans toutes les contrées de la terre et dans tous les siècles à venir.

DES AUTEURS QUI ONT ÉCRIT DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE (p. 431)

Pour satisfaire aux ordres de Sa Majesté et répondre aussi bien que je le pouvais à la confiance dont elle m’honore, j’ai commencé par m’instruire de ce que les hommes les plus éclairés de ma nation ont, autrefois ou récemment, publié sur cette matière. Tous ont assez bien connu les vices de notre éducation publique, aucun d’eux qui nous ait indiqué les vrais moyens de la rectifier ; nulle distinction entre ce qu’il importe à tous de savoir et ce qu’il n’importe d’enseigner qu’à quelques-uns ; nul égard ni à l’utilité plus ou moins générale des connaissances, ni à l’ordre des études qui devrait en être le corollaire. Partout la liaison essentielle des sciences ou ignorée ou négligée. Pas le moindre soupçon que quelques-unes, nécessaires dans toutes les conditions de la société, et ne tenant à d’autres que par un fil trop long et trop délié, semblent exiger et exigent un cours séparé qui marche parallèlement au premier. Rollin, le célèbre Rollin, n’a d’autre but que de faire des prêtres ou des moines, des poètes ou des orateurs ; c’est bien là ce dont il s’agit !…

Et de quoi s’agit-il donc ?

Aigle de l’université de Paris, je vais vous le dire : il s’agit de donner au souverain des sujets zélés et fidèles, à l’empire des citoyens utiles ; à la société des particuliers instruits, honnêtes et même aimables ; à la famille de bons époux et de bons pères ; à la république des lettres quelques hommes de grand goût, et à la religion des ministres édifiants, éclairés et paisibles. Ce n’est point un petit objet.

L’enseignement ou l’ordre des devoirs et des études n’est point arbitraire, et la durée n’en est pas l’affaire d’un jour. Ce n’est pas une tâche facile ni pour les maîtres ni pour les élèves.

QU’EST-CE QU’UNE UNIVERSITÉ ? (p. 433 et 435)

Une université est une école dont la porte est ouverte indistinctement à tous les enfants d’une nation et où des maîtres stipendiés par l’État les initient à la connaissance élémentaire de toutes les sciences.

Je dis indistinctement, parce qu’il serait aussi cruel qu’absurde de condamner à l’ignorance les conditions subalternes de la société. Dans toutes, il est des connaissances dont on ne saurait être privé sans conséquence.

Un savant du xiie et du xiiiesiècle n’était qu’un misérable ergoteur, un impertinent très-insupportable dans toute la valeur du terme ; mais cet impertinent était considéré. L’admiration générale qu’il obtint sans la mériter soutint le désir de savoir ; le goût des futilités scolastiques passa, celui de la vraie science parut, et tous les grands hommes des siècles suivants sortirent d’autour de ces chaires qu’avaient autrefois occupées Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Abeilard, Jean Scot, et qu’occupent aujourd’hui des maîtres à peu près leurs contemporains d’études.

DE NOTRE FACULTÉ DES ARTS (p. 435 et 436)

C’est dans les mêmes écoles qu’on étudie encore aujourd’hui, sous le nom de belles-lettres, deux langues mortes qui ne sont utiles qu’à un très-petit nombre de citoyens ; c’est là qu’on les étudie pendant six à sept ans sans les apprendre ; que, sous le nom de rhétorique, on enseigne l’art de parler avant l’art de penser, et celui de bien dire avant que d’avoir des idées ; que, sous le nom de logique, on se remplit la tête des subtilités d’Aristote et de sa très-sublime et très-inutile théorie du syllogisme, et qu’on délaye en cent pages obscures ce qu’on pourrait exposer clairement en quatre ; que, sous le nom de morale, je ne sais ce qu’on dit, mais je sais qu’on ne dit pas un mot ni des qualités de l’esprit, ni de celles du cœur, ni des passions, ni des vices, ni des vertus, ni des devoirs, ni des lois, ni des contrats, et que si l’on demandait à l’élève, au sortir de sa classe, qu’est-ce que la vertu ? il ne saurait que répondre à cette question, qui embarrasserait peut-être le maître ; que, sous le nom de métaphysique, on agite sur la durée, l’espace, l’être en général, la possibilité, l’essence, l’existence, la distinction des deux substances, des thèses aussi frivoles qu’épineuses, les premiers éléments du scepticisme et du fanatisme, le germe de la malheureuse facilité de répondre à tout, et de la confiance plus malheureuse encore qu’on a répondu à des difficultés formidables avec quelques mots indéfinis et indéfinissables sans les trouver vides de sens ; que, sous le nom de physique, on s’épuise en disputes sur les éléments de la matière et les systèmes du monde ; pas un mot d’histoire naturelle, pas un mot de bonne chimie, très-peu de choses sur le mouvement et la chute des corps ; très-peu d’expériences, moins encore d’anatomie, rien de géographie.

Je reviens à notre université. À l’extrémité de cette longue et stérile avenue qu’on appelle la Faculté des arts, sur laquelle on s’est ennuyé et fatigué sans fruit pendant sept à huit ans, s’ouvrent trois vestibules par lesquels on entre ou dans la Faculté de théologie, ou dans la Faculté de droit, ou dans la Faculté de médecine.

Jusque-là, on n’avait été qu’écolier ; c’est ici qu’on prend le titre de docteur. Pour celui de docte, c’est autre chose.

QUESTIONS ET RÉPONSES (p. 435)

Mais tous ceux qui ont suivi l’avenue des arts jusqu’au bout entrent-ils dans une de ces trois facultés ? Non. Que deviennent-ils donc ? Paresseux, ignorants, trop âgés pour commencer à s’instruire de quelque art mécanique, ils se font comédiens, soldats, filous, joueurs, fripons, escrocs et vagabonds.

INSTITUTION D’UNE NOUVELLE UNIVERSITÉ (p. 439)

Ce qui concerne l’éducation publique n’a rien de variable, rien qui dépende essentiellement des circonstances. Le but en sera le même dans tous les siècles : faire des hommes vertueux et éclairés.

L’ordre des devoirs et des instructions est aussi inaltérable que le lien des connaissances entre elles. Procéder de la chose facile à la chose difficile ; aller depuis le premier pas jusqu’au dernier, de ce qui est le plus utile à ce qui l’est moins, de ce qui est nécessaire à tous à ce qui ne l’est qu’à quelques-uns ; épargner le temps et la fatigue, ou proportionner l’enseignement à l’âge et les leçons à la capacité moyenne des esprits.

PHÉNOMÈNE SINGULIER (p. 440)

N’est-ce pas un phénomène bien étonnant que des écoles d’éducation publique barbares et gothiques, se soutenant avec tous leurs défauts, au centre d’une nation éclairée, à côté de trois célèbres Académies, après l’expulsion des mauvais maîtres connus sous le nom de jésuites, malgré la réclamation constante de tous les ordres de l’État, au détriment de la nation, à sa honte, au préjudice des premières années de toute la jeunesse d’un royaume et au mépris d’une multitude d’ouvrages excellents, du moins quant à la partie où l’on s’est attaché à démontrer les vices de cette éducation.

RAISON DE CE PHÉNOMÈNE (p. 440)

C’est que rien ne lutte avec tant d’opiniâtreté contre l’intérêt public que l’intérêt particulier ; c’est que rien ne résiste plus fortement à la raison que les abus invétérés ; c’est que la porte des compagnies ou communautés est fermée à la lumière générale qui fait longtemps d’inutiles efforts contre une barrière élevée pendant des siècles ; c’est que l’esprit des corps reste le même tandis que tout change autour d’eux ; c’est que de mauvais écoliers se changeant en mauvais maîtres, qui ne préparent dans leurs écoliers que des maîtres qui leur ressemblent, il s’établit une perpétuité d’ignorance traditionnelle et consacrée par de vieilles institutions ; tandis que les connaissances brillent de toutes parts, les ombres épaisses de l’ignorance continuent de couvrir ces asiles de la dispute bruyante et de l’inutilité.

POSITION AVANTAGEUSE DE SA MAJESTÉ IMPÉRIALE (p. 441)

Je me contenterai d’observer ici que le moment où Sa Majesté Impériale forme le projet d’une université est très-favorable. L’esprit humain semble avoir jeté sa gourme ; la futilité des études scolastiques est reconnue ; la fureur systématique est tombée ; il n’est plus question d’aristotélisme, ni de cartésianisme, ni de malebranchisme, ni de leibnitzianisme ; le goût de la vraie science règne de toutes parts ; les connaissances en tout genre ont été portées à un très-haut degré de perfection. Point de vieilles institutions qui s’opposent à ses vues ; elle a devant elle un champ vaste, un espace libre de tout obstacle sur lequel elle peut édifier à son gré. Je ne la flatte point, je parle avec sincérité, lorsque j’assure que, sous ce point de vue, sa position est plus avantageuse que la nôtre.

OBJET D’UNE ÉCOLE PUBLIQUE (p.445)

L’objet d’une école publique n’est point de faire un homme profond en quelque genre que ce soit, mais de l’initier à un grand nombre de connaissances dont l’ignorance lui serait nuisible dans tous les états de la vie, et plus ou moins honteuse dans quelques-uns. L’ignorance des lois serait pernicieuse dans un magistrat. Il serait houleux qu’il se connût mal en véritable éloquence.

FACULTÉ DES ARTS (p.452)

PREMIÈRE CLASSE. Premier Cours d’études. L’ARITHMÉTIQUE, L’ALGÈBRE, LE CALCUL DES PROBABILITÉS, LA GÉOMÉTRIE.

Je commence l’enseignement par l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie, parce que, dans toutes les conditions de la vie, depuis la plus relevée jusqu’au dernier des arts mécaniques, on a besoin de ces connaissances. Tout se compte, tout se mesure. L’exercice de notre raison se réduit souvent à une règle de trois. Point d’objets plus généraux que le nombre et l’espace.

Savoir de la géométrie ou être géomètre sont deux choses très-diverses. Il est donné à peu d’hommes d’être géomètres ; il est donné à tous d’apprendre de l’arithmétique et de la géométrie. Il ne faut qu’un sens ordinaire ; et l’enfant de treize ans qui n’est pas capable de cette étude, n’est bon à rien ; il faut le renvoyer.

Je crois qu’il est plus aisé d’apprendre l’arithmétique et la géométrie élémentaire qu’à lire ; les lettres de l’alphabet ont fait verser aux enfants plus de larmes comme caractères de l’écriture, qu’elles ne leur en feront verser comme signes algébriques.

POLICE GÉNÉRALE D’UNE UNIVERSITÉ ET POLICE PARTICULIÈRE D’UN COLLÈGE (p. 520)

Une université doit avoir un chef ou un inspecteur général des mœurs et des études. Cette fonction doit être remplie par un homme d’État, distingué, expérimenté et sage. C’est à son tribunal que seront portées toutes les affaires contentieuses, pour être décidées en dernier ressort par Sa Majesté Impériale ou par son conseil.

BÂTIMENT (p. 533)

Chaque faculté doit avoir son corps de bâtiment séparé, à l’instar de celui de la faculté des arts qui servira de modèle pour les autres.

Le logement du principal. Celui de l’économe. Celui du préfet. Celui du chapelain. Une chapelle. Des logements séparés pour les professeurs. Des chambres séparées pour les maîtres de quartier ou répétiteurs. Des salles communes d’études pour les basses classes.

1 commentaire

Classé dans AA. Histoire 18ème siècle, AF. Histoire 16-17èmes siècles, E. Arts Lettres Langues, E. Droit et Sciences politiques, E. Ingénierie, Architecture, E. Médecine Pharmacie, E. Sciences

Une réponse à “Diderot, dessine-moi une université !