Partie 1. Arthur Young, Voyages en France, 1787, 1788, 1789. Source : Wikisource (livre in extenso).
Extraits de l’introduction. « Il est permis de douter que l’histoire moderne ait offert à l’attention de l’homme politique quelque chose de plus intéressant que le progrès et la rivalité des deux empires de France et d’Angleterre, depuis le ministère de Colbert jusqu’à la révolution française. Dans le cours de ces cent trente années tous deux ont jeté une splendeur qui a causé l’admiration de l’humanité.
L’intérêt que le monde entier prend à l’examen des maximes d’économie politique qui ont dirigé leurs gouvernements est proportionné à la puissance, à la richesse et aux ressources de ces nations. Ce n’est certainement pas une recherche de peu d’importance que celle de déterminer jusqu’à quel point l’influence de ces systèmes économiques s’est fait sentir dans l’agriculture, l’industrie, le commerce, la prospérité publique. On a publié tant de livres sur ces sujets, considérés au point de vue de la théorie, que peut-être ne regardera-t-on point comme perdu le temps consacré à les reprendre sous leur aspect pratique. Les observations que j’ai faites il y a quelques années en Angleterre et en Irlande, et dont j’ai publié le résultat sous le titre de Tours, étaient un pas, dans cette voie qui mène à la connaissance exacte de l’état de notre agriculture.
La puissance, les ressources de la France, bien que mises à une dure épreuve, se sont montrées formidables à l’Europe. Jusqu’à quel point cette puissance, ces ressources s’appuyaient-elles sur la base inébranlable d’une agriculture éclairée, sur le terrain plus trompeur du commerce et de l’industrie ?
Jusqu’à quel point la richesse, le pouvoir, l’éclat extérieur, quelle qu’en fût la source, ont-ils répandu sur la nation le bien-être qu’ils semblaient indiquer ?
L’homme dont les connaissances en agriculture ne sont que superficielles ignore la conduite à suivre dans de telles investigations : à peine peut-il faire une différence entre les causes qui précipitent un peuple dans la misère et celles qui le conduisent au bonheur. Quiconque se sera occupé de ces études ne traitera pas mon assertion de paradoxe. Le cultivateur qui n’est que cultivateur ne saisit pas, au milieu de ses voyages, les relations qui unissent les pratiques agricoles à la prospérité nationale, des faits en apparence insignifiants à l’intérêt de l’État ; relations suffisantes pour changer, en quelques cas, des champs fertiles en déserts, une culture intelligente en source de faiblesse pour le Royaume. Ni l’un ni l’autre de ces hommes spéciaux ne s’entendra en pareille matière ; il faut, pour y arriver, réunir leurs deux aptitudes à un esprit libre de tous préjugés, surtout des préjugés nationaux, de tous systèmes, de toutes ces vaines théories qui ne se trouvent que dans le cabinet de travail des rêveurs.
Dieu me garde de me croire si heureusement doué ! Je ne sais que trop le contraire. Pour entreprendre une œuvre aussi difficile je ne me fonde que sur l’accueil favorable obtenu par mon rapport sur l’agriculture anglaise. Une expérience de vingt ans, acquise depuis que ces essais ont paru, me fait croire que je ne suis pas moins préparé à les tenter de nouveau que je ne l’étais alors. Il y a plus d’intérêt à connaître ce qu’était la France, maintenant que des nuages qui, il y a quatre ou cinq ans, obscurcissaient son ciel politique a éclaté un orage si terrible. C’eût été un juste sujet d’étonnement si, entre la naissance de la monarchie en France et sa chute, ce pays n’avait pas été examiné spécialement au point de vue de l’agriculture.
La révolution française était un sujet difficile, périlleux à traiter ; mais on ne pouvait la passer sous silence. J’espère que les détails que je donne et les réflexions que je hasarde seront reçus avec bienveillance. Je me suis tenu si éloigné des extrêmes que c’est à peine si je puis espérer quelques approbations ; mais je m’appliquerai, à cette occasion, les paroles de Swift : J’ai, ainsi que les autres discoureurs, l’ambition de prétendre à ce que tous les partis me donnent raison ; mais, si j’y dois renoncer, je demanderai alors que tous me donnent tort ; je me croirais par là pleinement justifié, et ce me serait une assurance de penser que je me suis au moins montré impartial et que peut-être j’ai atteint la vérité« .
Partie 2. 19 au 24 juillet 1789, de Saverne à Sélestat en passant par Strasbourg. Source : extraits de Voyages en France.
« 19 juillet. Saverne (Alsace). Le pays continue le même jusqu’à Phalsbourg, petite ville fortifiée sur les frontières. Les Alsaciennes portent toutes des chapeaux de paille aussi grands qu’en Angleterre ; ils abritent la figure et devraient abriter quelques jolies filles, mais je n’en ai pas encore vu une. Il y a, en sortant de Phalsbourg, des huttes misérables qui ont cependant et cheminées et fenêtres ; mais les habitants paraissent des plus pauvres. Depuis cette ville jusqu’à Saverne ce n’est qu’une montagne avec des futaies de chênes ; la descente est rapide, la route en zigzags.
A Saverne, je pus me croire vraiment en Allemagne : depuis deux jours le changement se faisait bien sentir ; mais ici, il n’y a pas une personne sur cent qui sache un mot de français. Les appartements sont chauffés par des poêles ; le fourneau de cuisine a trois ou quatre pieds de haut, plusieurs détails semblables montrent qu’on est chez un autre peuple. L’examen d’une carte de France et la lecture des historiens de Louis XIV ne m’avaient pas fait comprendre la conquête de l’Alsace comme le fit ce voyage. Franchir une haute chaîne de montagnes, entrer dans une plaine, qu’habite un peuple séparé des Français par ses idées, son langage, ses mœurs, ses préjugés, ses habitudes, cela me donna de l’injustice d’une telle politique une idée bien plus frappante que tout ce que j’avais lu, tant l’autorité des faits surpasse celle des paroles.
20 juillet. Arrivé à Strasbourg, en traversant une des plus belles scènes de fertilité et de bonne culture que l’on puisse voir en France ; elle n’a de rivale que la Flandre, qui la surpasse cependant. Mon entrée à un moment critique pensa me faire casser le cou ; un détachement de cavalerie sonnant ses trompettes d’un côté, un autre d’infanterie battant ses tambours de l’autre, et les acclamations de la foule, effrayèrent tellement ma jument française, que j’eus peine à l’empêcher de fouler aux pieds Messieurs du tiers état.
En arrivant à l’hôtel, j’ai appris les nouvelles intéressantes de la révolte de Paris : la réunion des gardes françaises au peuple, le peu de confiance qu’inspiraient les autres troupes, la prise de la Bastille, l’institution de la milice bourgeoise, en un mot le renversement complet de l’ancien gouvernement. Tout étant décidé à cette heure, le royaume entièrement aux mains de l’Assemblée, elle peut procéder comme elle l’entend à une nouvelle constitution ; ce sera un grand spectacle pour le monde à contempler dans ce siècle de lumières, que les représentants de vingt-cinq millions d’hommes, délibérant sur la formation d’un édifice de libertés comme l’Europe n’en connaît pas encore.
Nous verrons maintenant s’ils copieront la constitution anglaise en la corrigeant, ou si, emportés par les théories, ils ne feront qu’une œuvre de spéculation : dans le premier cas, leurs travaux seront un bienfait pour la France ; dans le second, ils la jetteront dans les désordres inextricables des guerres civiles, qui, pour se faire attendre, n’en viendront pas moins sûrement. On ne dit pas qu’ils s’éloignent de Versailles ; en y restant sous le contrôle d’une foule armée, il faudra qu’ils travaillent pour elle ; j’espère donc qu’ils se rendront dans quelque ville du centre, Tours, Blois ou Orléans, afin que leurs délibérations soient libres. Mais Paris propage son esprit de révolte, il est ici déjà : ces troupes qui ont manqué me jouer un si mauvais tour sont placées pour surveiller le peuple, que l’on soupçonne. On a déjà brisé les vitres de quelques magistrats peu aimés, et une grande foule est assemblée qui demande à grands cris la viande à 5 sols la livre. Il y a parmi eux un cri qui les mènent loin : Point d’impôts et vivent les états.
Visité M. Hermann, professeur d’histoire naturelle en cette université, pour lequel j’avais des lettres. Il a répondu à quelques-unes de mes questions, m’adressant pour les autres à M. Zimmer, qui, ayant pratiqué l’agriculture un peu de temps, s’y entendait assez pour donner de bons renseignements ».
Pour aller plus loin, chronique du blog : Hermann, Hoffmann, Lalique
« Vu les édifices publics et traversé le Rhin pour entrer un peu en Allemagne ; mais rien ne marque que l’on change de pays ; l’Alsace est allemande ; c’est à la descente des montagnes que ce passage se fait.
La cathédrale a un bel aspect extérieur ; le clocher, si remarquable par sa beauté, sa légèreté et son élévation (c’est un des plus hauts de l’Europe), domine une plaine riche et magnifique, au milieu de laquelle le Rhin, grâce à ses nombreuses îles, ressemble plutôt à une suite de lacs qu’à un fleuve.Je suis très embarrassé à cause de mon voyage à Carlsruhe, résidence du margrave de Bade : il y a longtemps que je m’étais promis de le faire, si jamais j’en venais à cent milles ; la réputation du margrave m’aurait fait désirer d’y aller. Il a établi dans une de ses grandes fermes M. Taylor de Bifrons en Kent, et les économistes dans leurs écrits parlent beaucoup d’une expérience entreprise selon leurs plans physiocratiques, qui, quelque absurdes qu’en fussent les principes, montrait beaucoup de mérite chez ce prince.
M. Hermann m’a dit aussi qu’il a envoyé une personne en Espagne pour acheter des béliers afin d’améliorer la laine j’aurais souhaité que ce fût quelqu’un qui s’y entendît ce qu’il ne faut guère attendre d’un professeur de botanique. Ce botaniste est la seule personne que M. Hermann connaisse à Carlsruhe ; il ne peut, par suite, me donner de recommandation, et M. Taylor ayant quitté le pays, il me paraît impossible à moi, inconnu de tout le monde, de m’aventurer dans la résidence d’un prince souverain.
21 juillet. J’ai passé une partie de ma matinée au cabinet littéraire à lire dans les gazettes et les journaux les détails sur les affaires de Paris ; je me suis aussi entretenu, avec quelques personnes sensées et intelligentes, sur la révolution présente.
L’esprit de rébellion a éclaté dans diverses parties du royaume, partout la disette a préparé le peuple à toutes les violences : à Lyon, il y a eu d’aussi furieux mouvements qu’à Paris ; dans plusieurs autres villes, il en est de même ; le Dauphiné est en armes, la Bretagne ouvertement soulevée. On croit que la faim poussera les masses aux excès et qu’il en faut tout craindre, au moment où elles découvriront d’autres moyens de subsistance qu’un travail honnête. Voilà de quelle conséquence il est pour chaque pays, comme pour tous, d’avoir une saine législation sur les grains, législation assurant au cultivateur des prix assez élevés pour l’encourager à s’attacher à cette culture, et préservant par là le peuple des famines. Je suis fixé quant à Carlsruhe ; le margrave étant à Saw (Spa), je n’ai plus à m’en préoccuper.
Le soir. J’ai assisté à une scène curieuse pour un étranger, mais terrible pour les Français qui y réfléchiront. En traversant la place de l’Hôtel-de-Ville, j’ai trouvé la foule qui en criblait les fenêtres de pierres, malgré la présence d’un piquet de cavalerie. La voyant à chaque minute plus nombreuse et plus hardie, je crus intéressant de rester pour voir où cela en viendrait, et grimpai sur le toit d’échoppes situées en face de l’édifice, objet de sa rage. C’était une place très commode. Voyant que la troupe ne répondait qu’en paroles, les perturbateurs prirent de l’audace et essayèrent de faire voler la porte en éclats avec des pinces en fer, tandis que d’autres appliquaient des échelles d’escalade. Après un quart d’heure, qui permit aux magistrats de s’enfuir par les portes de derrière, la populace enfonça tout et se précipita à l’intérieur comme un torrent, aux acclamations des spectateurs ».
Pour aller plus loin, chronique du 23 mars 2022. Strasbourg. Le Sac du NeuBau (1789)
« Dès ce moment, ce fut une pluie de fenêtres, de volets, de chaises, de tables, de sofas, de livres, de papiers, etc., etc., par toutes les ouvertures du palais, qui a de soixante-dix à quatre-vingts pieds de façade ; il s’ensuivit une autre de tuiles, de planches, de balcons, de pièces de charpente, enfin de tout ce qui peut s’enlever de force dans un bâtiment. Les troupes, tant à pied qu’à cheval, restèrent impassibles. D’abord, elles n’étaient pas assez nombreuses pour intervenir avec succès ; plus tard, quand elles furent renforcées, le mal était trop grand pour qu’on pût faire autre chose que garder les approches sans permettre à personne de s’avancer, mais en laissant se retirer ceux qui le voulaient avec leur butin. On rejetait la faute sur le général Klinglin, qui n’avait pas voulu l’empêcher : son émigration semble le prouver ».
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