Contrefaire sans vergogne ?

Le Jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris en date du 27 mars 2014 (document de 15 pages) pourrait faire date. En effet, il n’a pas condamné pour contrefaçon (pour plagiat) un éditeur qui a reproduit sur un site numérique, sans autorisation et sans paiement de droits d’auteur, 197 œuvres du Moyen-Age, éditées auparavant par un autre éditeur.

Extraits du jugement. « Le tribunal déclare irrecevables les demandes formées par la société Librairie Droz contre la société Classiques Garnier, rejette les demandes formées par la société Librairie Droz contre la société Classiques GN« .

L’objet de la contrefaçon. « Le 12 janvier 2011, la société Librairie Droz a fait assigner les sociétés Classiques Garnier et Editions classiques Garnier sur le fondement de la contrefaçon de 197 œuvres du Moyen-Age pour lesquelles elle est titulaire des droits d’édition. Elle sollicite l’indemnisation de son préjudice sur la base de 1.000 € par texte reproduit sans son autorisation et elle demande la publication du jugement dans des journaux et sur le site Internet de Garnier numérique. Enfin, elle réclame une indemnité de 10.000 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile ».

Raisons du rejet de la demande (pages 13 et 14) : « le droit de la propriété intellectuelle n’a pas vocation à appréhender tout travail intellectuel ou scientifique mais uniquement celui qui repose sur un apport créatif qui est le reflet de la personnalité de son auteur. Or en l’espèce, le savant qui va transcrire un texte ancien dont le manuscrit original a disparu, à partir de copies plus ou moins nombreuses, ne cherche pas à faire œuvre de création mais de restauration et de reconstitution et il tend à établir un transcription la plus fidèle possible du texte médiéval, en mobilisant ses connaissances dans des domaines divers… La société Librairie Droz n’a versé aucun tableau comparatif expliquant en quoi ses propres versions seraient différentes des autres et porteraient l’empreinte de la personnalité de leur auteur ».

Max Engammare, directeur des Editions Droz, ne sait pas s’il va faire appel du jugement. Il le commente dans une lettre du 9 avril 2014. « Comment donner aux doctorants un texte à éditer (manuscrit ou imprimé), si le travail d’établissement du texte n’est que mécanique et s’il n’est pas protégé, chacun pouvant s’en saisir, si l’auteur est mort depuis plus de soixante-dix ans. J’ai pendant plus de vingt ans édité deux mille pages manuscrites de sermons de Jean Calvin, je sais de quoi je parle, ayant passé, comme il est d’usage, des mois à faire la collation des manuscrits à Oxford, puis à Londres après ma découverte. N’importe qui peut maintenant reprendre le texte établi, ponctué, alors que j’ai corrigé des erreurs des scribes dans le texte, renvoyant en variante le texte du manuscrit »…

A vrai dire, j’ai quelque mal à mesurer l’impact du jugement du TGI de Paris sur les recherches historiques des époques moderne et contemporaine, sur les recherches sociologiques basées sur des entretiens. Supposons un travail de doctorat basé sur les archives d’une entreprise industrielle du début du 20ème siècle, retrouvées par hasard au fin fond d’un grenier. Celles-ci comprennent la correspondance du patron adressée, cinq ans avant sa mort, à des proches pour les convaincre de devenir actionnaire de son entreprise. Le docteur décide de publier en annexe de sa thèse l’intégralité de cette correspondance parce qu’elle est une preuve décisive à l’appui des arguments déployés dans sa thèse.

Si je comprends bien le jugement du TGI, n’importe quel autre docteur pourrait utiliser à son profit cette correspondance, sans faire référence à l’ouvrage publié par le docteur-découvreur. Ce faisant, il n’aurait pas plagié ? Contrefaire sans vergogne ?

3 Commentaires

Classé dans AE. Histoire médiévale, AF. Histoire 16-17èmes siècles, AH. Histoire 19-20èmes siècles, E. Sciences humaines et sociales

3 réponses à “Contrefaire sans vergogne ?

  1. Bonjour Pierre
    je crois que votre interprétation est un peu abusive. Tout d’abord, le procès en question concernant une violation du droit d’auteur portait en fait si je comprends bien sur le fait de reproduire un texte du moyen âge, manifestement sorti du domaine d’application du droit d’auteur (70 ans après la mort de l’auteur). En l’occurrence, je ne crois que la société Droz défendait le droit de l’auteur (éditeur scientifique du manuscrit, qui a réalisé ce travail) ni ne contestait le fait que ce dernier n’était pas cité. Elle défendait uniquement son droit d’éditeur (publisher), c’est à dire le fait d’être l’exploitante exclusive de sa diffusion commerciale. Comme souvent, on assimile abusivement droit d’auteur et droit d’éditeur (commercial). Personnellement, je pense que la paternité de ce travail doit impérativement être reconnue (et l’auteur/éditeur scientifique du texte) cité, mais son travail (en fait bien souvent financé par son salaire de fonctionnaire chercheur) doit être dans le domaine public.
    Voir sur le même sujet les analyses de Calimaq et du blog Apocryphes :
    http://apocryphes.hypotheses.org/389
    et scinfolex.com/2014/04/13/une-victoire-pour-le-domaine-public-un-cas-de-copyfraud-reconnu-par-un-juge-francais

    • Merci Eric. Je me posais également la question de la contrefaçon des blogs indépendants. Si toutes les chroniques d’Histoires d’universités étaient dans l’avenir intégralement « copiées-collées » par un blogueur « lambda », celui-ci les publiant sous son nom et n’en citant pas l’origine. Que se passerait-il ? La réponse est : rien ! C’est pour cela que j’ai conclu la chronique par « Contrefaire sans vergogne ? »

  2. Il ne se passerait rien si tu n’intentes rien au tribunal. Mais comme ton blog est sous un régime de droit d’auteur normal, la reprise de son contenu ne peut en principe omettre la mention de sa source. Le cas est très différent de celui que tu as commenté.