Naissance du cimetière médiéval

Émilie Portat, compte-rendu du livre de Michel Lauwers, Naissance du cimetière. Lieux sacrés et terre des morts dans l’Occident médiéval, Paris, Aubier (Collection historique), 2005, 394 pages.

Photos de cinq églises ou chapelles romanes du département du Bas-Rhin, aujourd’hui encore entourées de leur cimetière, comme au Moyen-Âge.

Extraits du compte-rendu du livre de Lauwers. C’est au Moyen Âge que les morts « cohabitent » avec les vivants. Cette mutation spécifique à l’Europe occidentale constitue un enjeu majeur dans la compréhension de la société médiévale. Avant comme après le cimetière chrétien, le monde des morts est bien séparé de celui des vivants. L’issue de cette « parenthèse chrétienne », selon le mot de Michel Galinié, est à peu près connue ; les textes et l’archéologie attestent tous deux de l’envoi des morts en périphérie des villes au cours du xviiie siècle. Historiens des textes et archéologues se sont alors attachés, depuis une dizaine d’années, à préciser la chronologie et les modalités de son ouverture.

Église de Saint-Ulrich, Altenstadt (67)

Doté d’un abondant appareil critique, l’ouvrage de Michel Lauwers se propose de renouveler la question. Si l’on savait déjà depuis Philippe Ariès que la cohabitation des morts et des vivants a joué un rôle fondamental dans l’organisation de la société, l’auteur se propose d’aborder le sujet sous un angle novateur. Michel Fixot avait certes déjà démontré l’importance des lieux de culte dans la fixation du village et de la paroisse. Michel Lauwers va plus loin et fait du cimetière un objet d’histoire afin de mettre en évidence une « terre des morts » génératrice d’espace social. Pour être pertinent il s’est proposé de déplacer son analyse du sacré vers le consacré, « l’existence de lieux ou d’espaces (con)sacrés constituant (…) une particularité de l’Occident chrétien » (p. 17). Ainsi, c’est également à une anthropologie du sacré que nous invite cet ouvrage. Cependant, parler de la naissance du cimetière dans l’Occident chrétien revient à s’interroger sur l’Église. Ce n’est donc pas seulement l’étude de l’évolution du cimetière entre les viie et xiiie siècles qui a motivé cette recherche, mais bien plus celle de l’ensemble de la communauté chrétienne formée des morts et des vivants

Église de Saint-Trophime, Eschau (67)

… À partir de l’observation et de l’analyse du mouvement de polarisation social qui se cristallise au cours du Moyen Âge autour des lieux de culte et des espaces funéraires, il aborde la question de la genèse du cimetière pour nous conduire à suivre l’évolution des pratiques ecclésiales dans la prise en charge des défunts.

Durant toute l’Antiquité, il existe une nette séparation entre les espaces de culte et ce qui relève de l’espace funéraire, les deux renvoyant à des statuts bien différents. C’est au cours des viiie et ixe siècles, que l’organisation de circuits professionnels permet d’étendre peu à peu l’extension de la consécration des lieux de culte à leur environnement funéraire – et c’est ici que l’on lira à bon escient la juste distinction opérée par l’auteur entre nécropole et cimetière, termes trop souvent utilisés comme synonymes par les archéologues.

Église de Sainte-Marguerite, Epfig (67)

S’en est suivi un mouvement de polarisation qui s’intensifie au cours du xie siècle, forçant les clercs à forger de nouvelles définitions permettant de concilier les deux dimensions de l’Ecclesia, désormais entendue comme communauté spirituelle englobant la société des chrétiens et les terres des morts. Lieux de culte et espaces funéraires ne forment alors plus qu’un seul et même espace, conduisant ainsi à la sacralisation de la « terre des morts » et à l’apparition d’une nouvelle étymologie du cimiterium en tant que « terre cimitériale ».

À partir du xiie siècle c’est un phénomène de polarisation de l’organisation sociale autour de ces nouveaux ensembles ecclésiaux et funéraires qui se met en place. La terre du cimetière devient ainsi un espace social fortement investi permettant l’articulation des pratiques sociales au « (con)sacré » et générant un territoire paroissial. « Manifestant un rapport pacifié, spiritualisé à cette terre qui renfermait les corps des baptisés, le cimetière incarne parfaitement le processus simultané de spiritualisation et de spatialisation » (p. 276), conclut Michel Lauwers avant de proposer une toute nouvelle vision de l’ordre social, articulé en conséquence autour de l’Église, la terre et les morts. Cette nouvelle façon d’envisager les morts et les vivants commence à s’infléchir à la fin du Moyen Âge, même s’il faut en chercher les prémisses dès le xiiie siècle. D’une interface entre le monde des morts et des vivants, le cimetière devient exclusivement un lieu religieux, théâtre d’une pastorale de la peur, annonçant une évolution qui se cristallise à la fin du xviiie siècle par le rejet des morts hors du monde des vivants, clôturant ainsi la « parenthèse chrétienne » de Michel Galinié…

Chapelle de l’Assomption de la Vierge, Obersteigen (67)

… Tout l’intérêt de l’ouvrage est de soumettre au lecteur un éclairage nouveau entre espace et liens sociaux grâce à la mise en évidence d’un enchâssement de la société par l’Eglise. En réponse à l’incastellamento de Pierre Toubert, Michel Lauwers défend le séduisant barbarisme d’inecclesiamento à l’origine de la mise en perspective de trois réalités bien séparées dans le monde antique : lieux de culte, zones funéraires et habitat…

Église Saint-Cyriaque, Altorf (67)

Pour aller plus loin

Elisabeth Clementz, Le cimetière de Haguenau, séjour des morts, lieu de vie, dans Elisabeth Clementz et Claude Muller (dir.), Haguenau 900 ans d’histoire, Strasbourg, 2015, p. 39-60.

Article en ligne. Michel Lauwers, Le cimetière dans le Moyen Âge latin. Lieu sacré, saint et religieux, Annales, Histoire, Sciences Sociales, année 1999, volume 54, numéro 5, pp. 1047-1072.

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